Des laines, recherches sur les différentes qualités de laines du département

Recherches sur les différentes qualités de laines du département et sur l’usage que l’on en fait.

NOTE : Nous offrons aux internautes la possibilité de découvrir ce texte inédit transcrit dans sa forme originelle et avec l'orthographe de l'époque.

Des laines. Recherches sur les différentes qualités de laines du département

Parcages

Ayant vu que les races de moutons devenaient de plus en plus belles, tant pour la taille que pour la laine, à mesure que je m’avançais du sud-est au nord-ouest j’ai taché de rechercher ce qui pourrait y influer, soit par la nourriture et l’exposition des paturages, soit par la manière de les tenir, et par le croisement des races. D’abord il m’a paru évident que la laine était beaucoup plus belle là ou l’on fait parquer les brebis et moutons. Elle est plus belle à Robion, à Saint-Ethienne, à Saint-Dalmas où l’on a soin de les faire coucher durant tout l’été sur des prés secs, ce qui enlève à leur toison toute l’ordure dont elle avait pu s’imprégner durant l’hiver ; elle est inférieure à Entraunes, où l’usage du parcage n’est pas établi. A Péone, où le bétail parque durant un mois et demi, la laine paraît gagner en qualité, du reste, il faut bien que cette opération soit regardée comme influant sur les laines, puisque des particuliers de la vallée d’Entraunes commencent à s’en aviser. Déjà cinq à six familles des Martin, dans cette vallée parmi lesquelles le citoyen Payani, maire, ont adopté cette méthode, et m’ont assuré en avoir retiré de grands avantages, soit pour l’embonpoint de la béte, soit pour sa toison.

Croisement des races

Quant à la méthode de croiser les races, on m’a observé à Saint-Martin de Lantosca qu’ayant voulu laissaier sur les brebis avec des béliers d’Arles, il n’en était résulté que des mauvais moutons, à mauvaise laine et à mauvaise viande mais j’observerai de mon coté que ce peuple est un des moins éclairés et des moins industrieux et que d’ailleurs, ainsi que les peuplades qui l’avoisinent, il s’adonne davantage, à cause de ses gros paturages, à la culture du gros bétail qu’à celle du petit. On m’a au contraire fait remarquer dans tous les endroits, où j’ai dit qu’il y a de plus belle laine, qu’il est utile de changer de tems en tems les béliers, et que la toison est beaucoup plus belle, en raison que l’on croise plus fréquemment les races ; on prend ordinairement des béliers du pays, et quelques fois de Provence, mais on a observé quant à ces derniers que leur race se détériore au bout de deux ou trois ans, ce qui fait que l’on préfère les béliers du pays, et particulièrement ceux de Saint-Ethienne et Saint-Dalmas. Dans cette dernière commune où j’ai dit que la laine est la plus fine, on n’a jamais employé de béliers étrangers ; les siens au contraire sont très recherchés, et l’on en fournit aux lieux circonvoisins, à 30 francs la pièce, tandis que ceux des autres communes ne se paye guère au delà de 15 à 18 francs. Le terme moyen au bout duquel il faut changer de béliers est de trois ans, sinon la laine perd de sa qualité. A Saint-Dalmas même on conserve ordinairement deux béliers par trenteniers.

Qualité des paturages, comme influant sur la laine

Nous avons déjà vu quelle qualité de nourriture donne aux bestiaux dans les communes où il y a de plus belles laines, jetons à présent un coup d’œil sur la nature et le site de leurs paturages. J’ai observé premièrement que les paturages de Saint-Dalmas ont une herbe très courte, où l’on trouve beaucoup de genepi, de cartine et de veronique, et qu’ils ne sont jamais arrosés que lorsqu’il pleut. Or, ces paturages sont propres pour les brebis, que celles que l’on y amène du dehors, loin de dégénérer, y acquierrent chaque année une plus belle laine. Deuxièmement plusieurs anciens versés en cette partie sont tous convenus à Entraunes que leurs paturages, de l’est et du sud, sont les plus favorables aux belles laines et que toutes les fois qu’on a recours aux paturages de l’ouest et du nord, la laine se détériore. Cette observation est généralement vraie dans toutes ces montagnes, car la laine est inférieure dans les communes plus éloignées des véritables Alpes dont les grands paturages sont au revers du midi de l’est, et elles sont aussi inférieures au revers des Alpes et du coté du Piémont (où on les vient chercher à Saint-Ethienne) tandis qu’elles se soutiennent le long de la première chaine d’Alpes secondaires, dirigée du nord-ouest au sud-est, dans les territoires des communes placées sur ses flancs ou à sa base, depuis le col de Pal jusqu'à Ilonse, lesquels sont exposés à l’est et au sud, et sont susceptibles de produire plus de froment que des territoires plus rapprochés de la mer, mais ombragés du coté du sud et de l’est.

Il paraît donc évident que la qualité et la position des paturages influent singulièrement sur la beauté des laines ; et comme l’expérience nous prouve que la laine des moutons qui paissent sur les coteaux maritimes les plus méridionaux, comme celle de ceux qui vivent dans les contrées peu favorisées de l’aspect du levant et du midi et par conséquent froides, sont inférieures en finesse et en longueur, nous sommes fondés à croire qu’il n’est qu’un certain degré de chaleur, de 10 à 15 degrés, au-delà et au deçà duquel, soit les paturages soit la nature même de l’animal ne sont pas propres à fournir une belle laine.

Examen des avantages de faire parquer et de croiser les races pour avoir une belle laine

Je suis même porté à présent à ne regarder que comme des avantages accessoires les méthodes de faire parquer le bétail et de croiser les races, du moins dans ce département ; je vois, quant au premier article, que le bétail de Briga parque été et hiver, et se nourrit par conséquent toujours de foin, et cependant sa laine est courte et rude comme du poil de chèvre ; le bétail de Saint-Dalmas ne parque au contraire que les six mois de belle saison, et telle autre laine de bétail qui ne parque jamais, comme celui d’Entraunes, est bien supérieure, sans comparaison à celle de Briga. Pour le second article, l’on m’a observé à Briga, en réponse aux demandes que je fesais, à ce sujet, qu’on avait souvent expérimenté de croiser les races, sans en avoir pu obtenir une plus belle laine ; et certes on peut croire que cela aura été tenté dans un pays où toutes les spéculations ne roulent que sur les améliorations des produits du bétail, et où la laine a un prix de deux tiers inférieur à celui de Saint-Dalmas et autres communes ; puis, si nous considérons que dans plusieurs communes et à Beuil principalement, une grande partie des troupeaux sont l’hiver en Provence, pour revenir au pays en été, nous croirons facilement qu’il doit se faire un mélange et avec les troupeaux d’Arles et de Savoie, dont la laine est supérieure, et cependant nous voyons que celle de Beuil est beaucoup moins inférieure à celle des autres communes dont le territoire remonte vers les Alpes.

D’une autre part, l’utilité de ces méthodes a été démontrée dans les communes ou la laine est naturellement belle, nous dirons donc qu’on doit les mettre en pratique pour le perfectionnement des races et des laines, mais qu’elles ne suffisent pas seules, et qu’il faut pour première condition que le bétail reste été et hiver dans le climat qui convient le plus aux belles laines, et qu’il y soit nourri de foin de bonne qualité, sans quoi peut-être ces expériences ne réussiraient pas.

De la toison, des diverses qualités de laines du département,
de leur quantité et de leur prix

La brebis ou mouton qu’on ne tond qu’une fois l’année, donne (trois livres) 9 hectogrammes 3 décagrammes 4 grammes deux tiers de laines ; l’agneau en donne deux (6 hectogrammes 2 décagrammes 3 grammes, un quart. Cette tonte se fait ordinairement en floréal et prairial, et elle n’a lieu qu’une fois dans les trois quarts du département, et surtout dans les communes ou la laine est suffisamment belle. Dans les communes au contraire dont les troupeaux ont une laine très grossière, comme à Briga, Levens on les tond deux fois, savoir en floréal, et sur la fin de vendémiaire, et l’on gagne ainsi sur la quantité ce qu’on perd pour la qualité. La laine des agneaux, appellés agni, est plus courte mais plus fine, et celle des brebis et moutons est plus ou moins longue suivant la nature des paturages. Ce n’est pas d’ailleurs absolument d’après la longueur qu’on estime dans ce département la beauté de la laine, mais d’après sa finesse, sa souplesse, et sa blancheur, égale dans toute l’étendue du poil ; car il est des laines dans la partie méridionale du département, qui l’emportent en longueur sur les plus fines, sans en être plus estimées. Je me suis attaché à mesurer la longueur et la force du poil des principales laines du département, dont j’ai ramassé à chaque endroit des échantillons, ainsi que des draps qu’on a fabriqué. En voici l’énumération comparative, en commençant par les plus belles :

  • Laine de Saint-Dalmas le Sauvage, 1528 dix millimètres (6 pouces) de long, très crépue, fine, peu cassante ;
  • Laine de Saint-Ethienne, 1746 dix millimètres (7 pouces) de long, fine, crépue, cassante,
  • Laine d’Entraunes, 1746 dix millimètres (7 pouces) de long, crépue, cassante, moins fine,
  • Laine de Saint-Martin d’Entraunes 1310 dix millimètres (5 pouces) de long, moins crépue, moins fine, cassante,
  • Laine de Villeneuve d’Entraunes, 1746 dix millimètres, (7 pouces) de long, moins fine, peu crépue, forte,
  • Laine de Guillaumes, 1090 dix millimètres (4 pouces) de long, crépue, fine et cassante,
  • Laine de Péaune, idem,
  • Laine de Beuil, 1528 dix millimètres, (6 pouces) de long, moins fine, crépue et cassante,
  • Laine de Robion et de Bora, 1528 dix millimètres (6 pouces) de long, crépue et fine, comme celle d’Entraunes,
  • Laine d’Ilonse, 1528 dix millimètres (6 pouces) de long, moins crépue que les ci-dessus, plus fine, plus cassante,
  • Laine de San Salvador, 1528 dix millimètres (6 pouces) de long, moins crépue, rude, cassante,
  • Laine d’Isola, 1746 dix millimètres (7 pouces) de long, peu crépue, forte.

Toutes les laines sont égales depuis la racine jusqu’à la sommité.

  • Laine de Briga, du printems, 1746 dix millimètres (7 pouces) de long, rude, non crépue, non élastique, forte, blanche depuis la racine jusqu’à 1090 dix millimètres (4 pouces) de longueur, depuis là rousse, se terminant plutôt en cheveux ou en poil de chèvre qu’en laine ;
  • Laine de Briga, d’automne, 1090 dix millimètres (4 pouces) de long, rude, très forte, blanche et égale partout.

Les laines de toutes les parties méridionales du département sont analogues à celles-ci, de sorte qu’il paraît évident que soit l’ardeur du soleil, soit l’air maritime auxquels les bestiaux ont été exposés depuis brumaire jusqu’en floréal sont contraires soit à la blancheur, soit à la souplesse de la laine, puisqu’il n’y a que la partie la plus proche de la racine qui soit blanche, et que ce qui est le plus exposé à l’air est roux et en même temps rude. La laine, au contraire, qui croit en été sur les paturages des grandes Alpes, est toute blanche.

Après la toison, les femmes sont occupées à laver la laine ; dans quelques endroits on fait chauffer l’eau mais l’on m’a assuré que l’on s’en trouve mieux de la laver à l’eau courante. Dans cette opération la laine perd ordinairement la moitié de son poil et l’on estime que celles qui perdent le plus sont les meilleures, parce que dit-on, elles sont mieux nourries. Effectivement, j’ai vu que plusieurs de ces belles laines non lavées, sont enduites abondamment d’une substance huileuse, jaune, odorante, qui sert souvent dans ces montagnes de cataplasme émollient sur les douleurs et les tumeurs inflammatoires.

Cette perte par le lavage, en ajoutant la laine des agneaux à celle des brebis et moutons, et en augmentant un tiers de kilogramme (une livre) de laine par tête, pour le bétail qui est tondue deux fois l’année et qui est le plus nombreux, on peut estimer par approximation à un total de 100 702 kilogrammes (323 150 livres) toute la laine fournie par les troupeaux actuels du département, lequel total doit être divisé en 2 parties ci-après, l’une de laines grossières, et l’autre de laines fines, ce que j’ai fait soit d’après la déclaration que j’ai obtenue, soit d’après des bestiaux dans chaque commune, lorsque j’ai vu les déclarations, trop au-dessous de la vérité, à savoir :

  • Laines grossières 57 704 kilogrammes (185 170 livres)
  • Laines fines 42 998 kilogrammes (137 980 livres)

Les premières vendues ordinairement en Piémont avant la guerre au prix de 4 francs le rubs et aujourd’hui vendues à Nice à un tiers en sus, ce qui donne une somme de 48 144 francs.
Les secondes ayant eu pareillement la même destination à 8 francs le rub (et l’ayant encore en partie malgré les douanes).

Cependant commençant à prendre une direction soutenue vers la ci-devant Provence, à Barcelonnette, etc. à 10 francs le rub donnent un total de 55 192 francs, ce qui donnerait en laines, la somme totale de 103 336 francs. Mais il faut prélever de ces laines celles qui sont employées pour les draps grossiers servant à l’habillement des bergers et des habitants de campagnes (ce qui revient pourtant au même, puisqu’il faudrait les acheter) ; il faut prélever aussi des laines fines employées à faire des draps un peu plus fins, vendus en Piémont et dans les communes voisines du département des Basses Alpes, ce qui augmente le bénéfice, comme nous le verrons aux chapitres suivant ; on peut estimer en conséquence qu’il n’y a seulement qu’un tiers de cette quantité de 100 702 kilogrammes de laine, de vendue brut, dans l’état actuel. Ce qui fournit la somme de 34 445 francs 33 centimes, que nous additionnerons par la suite, avec la somme fournie par les deux autres tiers de laines ouvrées.

Des draps fabriqués dans le pays

Cette matière eut du entrer dans la section qui traite de l’industrie, mais j’ai été entraîné par l’ordre naturel, à rassembler dans cette section tout ce qui tient aux paturages, aux brebis et aux laines du pays.

Dans toute la lisière du département qui touche aux grandes Alpes, où le froid oblige à se vêtir de laines depuis Briga jusqu’à Entraunes et depuis là jusqu’à l’Estéron, à l’ouest du département, le long du Var, les habitants se fabriquent eux-mêmes de la toison de leurs brebis les étoffes grossières dont ils sont vêtus. Mais la finesse plus grande des laines, la nécessité et le voisinage de France et du Piémont, dans cet angle du département, qui donne naissance à la Tinée et au Var, y ont développé une industrie, qu’on ne rencontre plus ailleurs ; c’est-à-dire que non seulement l’habitant fait du drap pour son nécessaire, mais qu’il en fait encore pour vendre. Si on parcourt cet angle, en commençant par la vallée de la Tinée ; on commence à rencontrer à l’Isola, 7 à 8 de ces fabricants, avec un teinturier ; à la gauche, sur les flancs d’une montagne qui paraît inaccessible, on a Robion qui en fabrique aussi, et qui se partage avec Isola les laines de Saint-Salvadora, Riemplas, etc. ; en continuant de remonter la Tinée, on trouve Saint-Ethienne, où les fabricants de draps sont plus multipliés, où l’on fait aussi des couvertures, et où deux jeunes gens viennent d’entreprendre une fabrique de chapeaux de laines du pays, et de poils de lapin, dont le succès est fort douteux. En suivant toujours la Tinée, pour remonter à sa source, on trouve enfin Saint-Dalmas le Sauvage, puis son hameau de prés au pied de la montagne qui sépare d’avec Barcelonnette, et l’on regrette bien que dans le pays des plus belles laines il n’y ait pas même une fileuse pour commencer à les mettre en œuvre. Mais il faut passer la montagne de Gialorgues, c’est-à-dire, aller de l’est à l’ouest, pour voir cette industrie plus active. Après 8 heures de marche sur des paturages excellens, on arrive à Entraunes. Là on rencontre des mœurs françaises : 60 chefs de familles sont occupés toute l’année à mettre en œuvre la laine du pays, dont il ne sort rien en nature, employant aussi la laine des pays circonvoisins qui ne la travaillent pas. Les quatre communes qu’on trouve dans cette vallée sont dans la même position et ont la même activité. La vallée finit à Sauzes et à Guillaume, l’un à gauche et l’autre à droite. Ici commencent les vignes et avec elles l’oisiveté. A Sauses, petite commune bâtie sur un rocher d’une heure d’élévation, on y trouve encore cette industrie. A Guillaumes, ville, à peine fait-on des draps pour l’usage du commun des habitants : on descend le Var, on quitte les vignes, pour remonter à gauche le vallon de la Tuebi et, en rentrant dans les montagnes, on trouve au bout de deux heures Péaune qui sait également tirer parti de ses laines, et qui en ouvre pour les communes voisines. On monte de là dans les riches paturages de Beuil, où l’on fait aussi quelques étoffes grossières pour les habitants et pour les bergers de Provence ; depuis là, on ne rencontre plus aucune industrie de ce genre.
Les laines blanches, qui sont les plus estimées, sont seules destinées à la fabrique des draps mis en vente ; les noires forment avec les blanches, les draps mélangés dont se revétissent les paysans ; on en fait aussi des cordes et des ficelles qui sont très fortes et qui épargnent le chanvre qu’on fait venir en grande partie de l’étranger. Les femmes sont occupées durant toute la saison de l’hiver à filer la laine ; dans la vallée de la Tinée, on la file à la quenouille ; seulement un petit nombre de familles ont commencé depuis trois à quatre ans à la filer au rouet et lorsqu’on demande pourquoi cet usage n’est pas plus général, on répond que le fil filé au rouet, pour être plus fin, est moins fort que celui filé à la quenouille. C’est ce qui fait que les draps de cette vallée sont plus épais et plus grossiers.

A Saint-Ethienne, on fabrique annuellement environ 300 couvertes, de ce fil filé à la quenouille, d’un mètre et demi de large, sur deux mètres et demi de long, qui se vendent, l’une dans l’autre, 30 francs pièce.

Dans la vallée d’Entraunes, toute la laine est filée au rouet, aussi les draps y sont-ils plus fins et moins épais.

Ces draps portent dans le pays le nom de draps de douzaine, et étaient connus en Piémont sous celui de rodetti gamelini, qu’ils conservent encore ; ce sont proprement des droguets. Dans la vallée de la Tinée, à Sauze, à Péone, et à Beuil, ce sont des cadis. Les uns et les autres sont faits sur des métiers fort simples qu’on n’a jamais perfectionnés, et qui consomment beaucoup de laine sans avantage pour l’étoffe ; la règle est de donner 480 fils en tissu ; on compte 13 kilogs et demi (2 rubs de laine brute) pour chaque pièce d’étoffes, laquelle tire communément 24 mètres, et doit peser suivant les anciennes ordonnances 11 kilogrammes environ (35 livres). On fait aussi par commission, dans la vallée d’Entraunes et à Péaune, une étoffe plus fine appellée serge qu’on travaille toute en long, comme la toile, et qui est assez forte et passablement belle lorsqu’elle est croisée. Cette étoffe a moins de laine que le drap commun, cependant elle se vend un peu plus cher, parce qu’elle coute plus de tems. Elle est la matière de l’habit de fêtes des femmes, et des hommes qui sont un peu aisés.

Les laines de ces cantons donnant pour la plupart beaucoup de long, et perdant fort peu en les cardant, donnent lieu à employer les laines courtes, pour le travers. On emploie à cet effet celles de Guillaumes, Péaune, Sauze, Daluis etc.

L’usage du chardon à Bonetier y est inconnu ; on carde sur des peignes de fer un peu plus serrés que pour le chanvre.

Du reste on ne connaît pas les apprets. On se contente de faire passer l’étoffe au foulon. La terre qui sert à cet usage est prise dans le département des Basses Alpes, proche d’Entrevaux, d’où on l’exporte dans les vallées de la Tinée et du Var ; j’en ai trouvé au-dessus du Pujet, qu’on pourrait peut être faire servir à cet usage.

Teinture

Les draps sont teints en pièce sur le lieu même, où on les travaille, sauf dans quelques communes où l'on va les faire teindre au Pujet. Le rouge, le vert, et le fauve sont les couleurs favorites ; la garence, le sumac, l’épine vinette, le broux de noix, l’écorce d’aulne sont les drogues de teinture les plus employées, et qu’on fait venir de Marseille, sauf le sumac qu’on extrait de Rigaut, petit village à 4 heures du Puget, derrière la montagne de Dines ; il est évident que ces drogues et autres pourraient être recueillies dans le pays, puisqu’elles en sont indigènes.

Le fabricant met trois journées à faire une pièce aidé d’un ou de deux ouvriers ; la journée de ces ouvriers était avant la guerre, de 25 centimes et nourri ; elle est aujourd’hui de 40 centimes et nourri.

Prix

Le prix de ces pièces était, avant la guerre, de 30 francs chaque, l’une comportant l’autre, (car il en est qui sont plus longues et plus larges que celles dont j’ai parlé qui sont les seules que j’aie vue, puisque comme je l’ai dit les serges se payent davantage) ; elles sont aujourd’hui à 40 francs.

Quantité

Avant la guerre, on fesait environ 2 773 pièces entre douze communes ; en prélevant le quart pour l’usage des habitans, il résulte qu’on en vendait 2 080 pièces, qui à 30 francs chaque, donnaient un produit de 62 400 francs sur lequel la commune d’Entraunes seule, avait 16 200 francs.

On n’en fait aujourd’hui qu’environ 2 080 pièces, desquelles en prélevant le quart pour le même objet, restent en vente 1560, qui à 40 francs pièce, donnent un produit de 62 400 francs ce qui établit la même balance qu’en 1790.

Exportation

Ces étoffes sont exportées aujourd’hui dans les Basses Alpes et contrées circonvoisines. Colmar et Barcelonette en consomment beaucoup. On en extrait, en échange du vin, de l’huile, des cuirs, et des grains pour le surplus de ce qu’on ne récolte pas. On porte aussi des draps à Saint-Ethienne pour les montagnes du Piémont, et la vallée de la Tinée, et l’on en importe du chanvre, du ris et autres denrées du Piémont. Mais l’on m’a avoué dans la vallée d’Entraunes, que le commerce d’exportation est de beaucoup plus fort que celui d’importation. On en porte aussi beaucoup aux foires du département, surtout à celle de Saint-André, qui se tient au Pujet. Avant la guerre, elles étaient exportées au Piémont.

Profit de la laine ouvrée

En estimant le prix des laines brutes employées à cette quantité d’étoffes, on trouve qu’il monte à 41 600 francs. Il y aurait donc 41 600 francs de profit à l’ouvrer. Quelque modique que paraisse cette somme, elle doit engager à vivifier cette industrie, d’autant plus qu’il est évident que ceux qui s’y adonnent avec quelques soins jouissent de plus d’aisance que ceux qui n’en ont aucune.
Ce qui fait que ce profit n’est pas assez considérable, c’est qu’à Entraunes même l’étoffe est trop surchagée de matière. J’ai vu des serges fabriquées par le maire de Peaune, contenant un tiers de moins de laine, infiniment plus fine et plus forte que les droguets d’Entraunes qui en ont toute la quantité usitée. C’est bien pire dans les autres communes, comme à Breil où l’on croit que l’étoffe ne fait d’usage et ne garantit du froid qu’en raison de sa pesanteur, d’où s’ensuit qu’on la surcharge de laine et qu’on en fait un tissu épais et serré qui se coupe comme du cuir. Or, dans cet état de chose, on conçoit que le prix de la matière absorbe le bénéfice de la main d’œuvre, ce qui fait qu’on préfère souvent de vendre sa laine brutte plutôt que de la travailler. L’on en a une preuve dans la quantité des pièces d’étoffes fabriquées avant la guerre et actuellement. Nous avons trouvé que la quantité de laines fines du département mises en œuvre eussent pu fournir en l’an X 3 227 pièces et demies en la mélangeant avec une partie de laine grossière. Au lieu de cette quantité nous n’avons que 2 080 pièces, reste donc la laine qui eut fabriquée 1 147 pièces de vendue brutte, au préjudice de l’industrie.